Je tenais à dire un mot pour marquer ton départ, comme les cousins l'avaient fait pour Pierre, un moment qui m'était resté en mémoire. Mais qu'exprimer, comment trouver les mots justes, un thème qui nous rassemble, qui nous ressemble ? Dans notre famille, c’est très répandu d'écrire lors d’évènement, ici des poèmes, la des ritournelles. Le rire s’est imposé comme une évidence ; je n’ai pas été le seul à y songer, Odile y avait pensé également. J’aimerais évoquer ici ce rire que tu n’as jamais cessé de nous transmettre.
La dernière fois que je t'ai vu, tu étais assis, de dos, devant ton ordinateur, dans la grande salle de la maison. En te retournant pour me saluer, j’ai remarqué une scène d'un Charlot muet qui défilait sur ton écran. Sur la table, quelques bandes dessinées traînaient, dont le dernier Astérix, L’Iris blanc. L’iris de tes yeux brillait d’amusement. Il me semble que tu aimais beaucoup rire et le partager.
Mes premiers souvenirs de tes éclats de rire me ramènent à ces moments où nous te prenions d’assaut, nous quatre, tes enfants, tous sur toi couché sur le sol, tous acharnés à te couvrir de chatouilles. Nous étions, souvent pour toi, source d’amusement et d’espièglerie. Comme ce jour où, en nous apprenant à manier les jumelles, tu feignais d'apercevoir un navire pirate au loin.Tu t'amusais de notre crédulité.
L’héritage le plus évident de ton rire, celui qui fera qu’on l’entendra toujours, c'est celui des bandes dessinées que tu lisais.. C’est là, en les feuilletant, que j’ai à mon tour appris le goût de l’humour. J’ai évoqué Astérix, mais je n’oublie pas Lucky Luke, Achille Talon, les Bidochon, ni les albums de Lauzier et Brétecher. Lorsque je t’entendais pouffer de rire lors d’une lecture je ne manquais pas de passer après pour lire le même passage. Un jour, tu as ramené un volume de Bicot pour nous faire découvrir la bande dessinée qui avait réjouit ton enfance. Au début, j’étais sceptique, cette vieille relique ne pourrait sans doute jamais rivaliser avec Astérix Et pourtant, je l’ai lue si souvent que je peux encore en visualiser des planches entières. Ces BD traînaient partout dans la maison, sans véritable bibliothèque pour les accueillir. Peu de livres en dehors de ceux-là. Mais il y avait aussi des ouvrages illustrés par des dessinateurs humoristiques : Peynet, et surtout Dubout et Sempé. Je ne lisais pas le texte, je m’immergeais dans les images, dans cette vision drôle et un peu fantasque qui t’était propre.
Tu aimais aussi la télévision, cet écran qui devenait un relais pour nous faire partager ce qui te faisait rire : les films comme L’Aile ou la Cuisse, Les Vacances de Monsieur Hulot, les dessins animés de Disney ou de Tex Avery. Les dimanches, on se retrouvait en famille devant les émissions Le Petit Rapporteur ou Benny Hill. Grâce à toi, j’ai découvert les grands noms de l’humour, Bedos, Devos, les Frères Ennemis, Desproges et Raynaud. C’était un moment de communion, de rire partagé, où nous sentions que nous formions une vraie famille, unie par cet humour complice. Un jour, un grand coffret de vinyles a rejoint ceux de musique classique. C’était l’intégrale des sketches de Coluche. Que de fois nous les avons écoutés ensemble, nous les remémorant, lançant des répliques avec ce rire complice : « Gérard, tant que tu écoutais “Mick Geiger” et les “Beatles”, je disais rien, je ne disais rien. »
Nous n’avions pas la même manière de rire, chacun la sienne. Le tien se terminait souvent par une quinte de toux. Le mien est plus sonore, d'ailleurs, je me suis fait rappeler à l’ordre dernièrement en salle de sport. Notre humour différait aussi. Tu aimais ausi faire rire. Peut-être est-ce pour cela que tu as pris goût à monter sur scène, au sein de la troupe de théâtre amateur. À table, tu aimais raconter des blagues ou des anecdotes, qui se concluaient toujours par cette toux mal contenue. Je souriais par politesse sans toujours y prêter attention. Pourtant, je me rappelle de cette fois où tu avais tenu la porte d’un supermarché pour une castel valérienne qui t’avait congédié d’un « Merci, mon brave, vous pouvez retourner à vos patates ». Aujourd’hui, en n’ayant pas choisi l’enterrement, tu manques peut-être l’occasion de les retrouver, ces fameuses patates.